Je ne sais pas quelle fibre on perd en grandissant.


On se normalise et on se détruit. On perd de ce « nous » nouveau et plein d’espoir. Je n’étais pas du genre à voir en moi un futur grandiose, loin de là. Mais quand j’ai commencé à découvrir la création musicale, littéraire, je n’avais pas conscience de mes obstacles et mes limites. Je m’améliorais, c’était magique, je pensais que ce serait sans fin. Que je réussirais à imaginer, fuir dans mes mondes, mes mots et mes sons, il n’en est rien. Quand j’écrivais tous les jours, aujourd’hui seul un texte ou deux ne s’ajoute à ma collection chaque année. Pas forcément mieux fini, pas forcément différent, parfois j’ai l’impression que je n’ai pas grand-chose d’autre à ajouter.

Je regrette l’ennui. Le vrai ennui, l’ennui plein d’énergie, plein de pensée, pas l’ennui de la déprime, pas celui qui dégoûte, non, l’ennui qui pousse à fuir, la matière première de la création. Désormais, je ne suis plus que tumulte, bordel, vacarme. Je ne m’ennuie pas, je fatigue, ma tête est occupée, difficile de s’enfuir complètement. Je reste en permanence amarré à mes douleurs,  qu’importe le vent, le temps.

D’hier

C’est en méditant ce soir sur une de mes vidéo, vers mes onze ans, que je songe à ce moi ancien, distant, presqu’inconnu.
Est-ce que je me souviens de mes pensées, précisément, de qui j’étais ?
J’ai quelques vagues souvenirs de mes actions. De mes humeurs aussi, le matin, sur la route du collège. Quand pris d’une sombre amertume, j’espérais que tout explose, que rien ne soit plus. Je me souviens du ciel gris, du vent qui battait et me laissait l’espoir que tout s’écroulerait. L’absurdité de ce monde réduite à néant. Sans souffrance. Sans cri. Sans peine. Juste un souffle, un soulagement.
Qu’en était-il des mots ? Ceux qui traversaient mon esprit quand je traînais des pieds ? Quand je souriais ? Quand j’en faisais déjà trop, face aux autres, quand j’étais trop bruyant, trop souriant pour combler ce qui déjà petit me pinçait le ventre à me plier de douleur. Cette mélancolie profonde, incontrôlable au matin, qui sortait en marée salée.
Je n’ai pas les mots, pas les pensées. Je n’ai que ce qui est resté, toujours ce même poids. Pourtant j’ai tant changé. Ma voix n’est plus la même mais j’en entends les mêmes rythmes, les mêmes nuances et hésitations. Mes mots, mes idées, ont évolué, ont avancé, reculé, qu’importe, j’ai appris et oublié.

Je ne sais plus ce qu’il pensait, ce moi inconnu. Pourtant, je m’y reconnais. Pas dans l’image d’une vidéo. Après tout, même une vidéo tournée aujourd’hui ne me refléterait pas. Mais dans ce qui reste de moi. Ce qui, au fond, importait vraiment.

Il y a un mystère dans cette nuit venteuse. Dans le bruit des feuillages sous l’opacité des nuages. Dans le noir, informes et furtifs, rodent mes cauchemars d’enfant. Je les sens tapis dans l’ombre, mais dans l’air humide, ils me paraissent bien risibles. Mon oreille aux aguets, c’est le vent que j’entends et, tandis que mes yeux s’habituent à l’obscurité, apparaît devant moi la danse des cimes. Je souffle avec la brise, mon corps se détend, je pourrais presque fermer les yeux. Qu’importe mes peurs, qu’importent mes fantômes, ce soir, je n’appartiens qu’à ce brin de tempête. Et, les humeurs en rafales, l’atmosphère soupire enfin.